C’était sa deuxième journée au Small Break. La veille, Phoebe était passée devant la brasserie et y avait vu une annonce accrochée à la porte « serveurs recherchés ». Elle était aussitôt rentrée et avait postulé. Phoebe avait désespérément besoin d’un travail. De l’argent que le trésor lui avait rapporté, il ne restait déjà presque plus rien. Entre les dettes de son père, les billets jusqu’ici, et le nouvel appartement, tout avait été englouti en un rien de temps. C’était à la fois une source d’inquiétude, et de soulagement. Certes, il ne leur restait, à elle et sa mère, presque plus rien, mais plus rien ne les tenait désormais prisonnières. Elles étaient libres, et cela n’avait pas de pris.
La propriétaire du Small Break l’avait invitée à s’asseoir à une des tables avec une tasse de café, pour faire connaissance en un entretien d’embauche informel. Qui était-elle ? Phoebe Weaver, elle et sa mère étaient anglaises, et avait déménagé après la mort de son père pour aller de l’avant. (Aucun mensonge, premier succès.) Pourquoi voulait-elle travailler au Small Break ? Pour aider sa mère. La propriétaire y fut très sensible, mentionnant son propre fils qui l’aidait souvent. Après s’être entendues sur la paie, Phoebe avait immédiatement commencé son essai, et avait été embauchée à la fin de la journée. Lorsqu’elle signa le contrat, Phoebe avait été choquée de découvrir que la propriétaire s’appelait « Gaudreault ». Quelles étaient les chances que son fils soit Matthias ? Phoebe failli le lui demander pour en avoir le coeur net, mais s’abstint à la toute derniere seconde. Elle n’était pas sûre, si ses soupçons se confirmaient, de pouvoir expliquer les circonstances de sa rencontre avec Matthias sans se compromettre… Après tout, même s’il l’avait laissée partir, elle lui avait tout de même dérobé un trésor… Phoebe avait donc tenu sa bouche fermée et signé le contrat.

Aujourd’hui, sa seconde journée de travail commençait. Phoebe était venue pour l’ouverture, avait aidé Mme Gaudreault à déplier les chaises et mettre les couverts tôt avant les premiers clients. Mme Gaudreault était une personne agréable avec qui travailler. Grand sourire, grand coeur… Bientôt, les premiers clients arrivèrent, puis ce fût très vite l’heure du déjeuner. Phoebe suivait de son mieux le rythme, prenant exemple sur Mme Gaudreault, un grand sourire sur ses lèvres, l’esprit entièrement pris par le numéro des tables et les commandes associées...

« Un plat du jour et une salade pour la 14, s’il-vous-plaît » chanta-t-elle à Mme Gaudreault en se glissant derrière le bar pour préparer les boissons. Elle eut tôt fait de les glisser sur un plateau et retourner en salle, les yeux déjà sur les assiettes à débarasser.
« Phoebe ? » l’appela une voix reconnaissable entre toute, qu’elle n’entendait plus que dans ses rêves… ou ses cauchemars. Elle se retourna si subitement vers son propriétaire pur contempler son visage que son plateau en perdit l’équilibre. « Qu’est-ce que tu fout là ? » poursuivit Matthias. Avant qu’elle ne puisse répondre, une des pintes qu’elle avait préparées s’écrasa au sol. Elle ne parvint qu’à sauver l’autre que de justesse, dégoulinante et à moitié vide.
« Shite ! » jurea-t-elle de son plus bel accent anglais.
Heureusement, Mme Gaudreault vola à son secours avant qu’elle n’ait à penser à une réponse pour son fils. « C’est notre nouvelle serveuse, tu la connais ? »
Phoebe retint son souffle en rammassant fébrilement les débris de verre au sol. Ses joues brûlaient (de honte ? De rage ? De remord?). Elle se voyait déjà révélée au grand jour, renvoyée en plein service, possiblement sans un sou.
« On s’est déjà croisés, oui. » Phoebe laissa échapper un timide soupir de soulagement, tout en observant les chevilles de Matthias s’éloigner. Elle ne parvenait pas encore à le regarder dans les yeux. Elle ne méritait pas une telle chance. Mais après tout, ce n’était pas la première fois que Matthias la laissait s’en sortir de justesse. Une fois les débris de son désastres ramassés, Phoebe se précipita verser deux nouvelles bières en espérant ne pas avoir pris trop de retard sur les commandes. Elle risqua un coup d’oeil dans la direction de Matthias, à peine une fraction de seconde, comme si elle risquait de se brûler les rétines en le regardant trop long. Et à ne pas s’y tromper, il la fixait avec un regard noir, hardant comme une éruption solaire. Phoebe se hâte de détourner le regard, mais ne peut ignorer ce qu’il lui glisse au passage.
« On se parlera après, fait ton boulot, ma mère ne te paie pas à rien faire. »
Phoebe sert la mâchoire. A ne rien faire ?! A ne rien faire ?!!! Alors quoi, c’était ce qu’il croyait ? Qu’elle était venue dérober la caisse en prétendant travailler comme serveuse ?!! C’était un super plan, en vrai… Mais non, pour rien au monde Phoebe ne voulait retomber dans ses anciens travers. Elle était devenue honnête, du moins c’était ce qu’elle s’évertuait à se convaincre elle-même. Elle ne pouvait pas en vouloir à Matthias de se méfier d’elle. Elle lui était déjà plus que redevable.
Phoebe passa une fin de service misérable. Elle se trompa deux fois dans les commandes, et failli rendre trop de monnaie à un client, qui eu l’honnêteté de le lui faire remarquer. Mais Phoebe ne parvenait pas à retrouver sa concentration. La chasse au trésor lui revenait soudainement par flash. Ses instants passés avec Matthias, à discuter sur le pont, dans les cabines, dans les chaloupes… Et tout du long, elle pouvait sentir son regard fixé sur elle, ne manquant rien de ses erreurs, en décuplant la honte qu’elle ressentait.
Le dernier client encaissé, Phoebe ferma la caisse en fermant les yeux, un profond soupir de soulagement qui n’aida cependant en rien la sensation serrée qu’elle avait autour de la poitrine.
« Je suis désolée Mme Gaudreault, je ferai mieux demain. » Aujourd’hui n’avait rien eu à voir avec son jour d’essai. Elle espérait que Mme Gaudreault ne regrettait pas son choix. Bien sûr, il n’y avait aucun doute quant à la raison de ce dramatique échec.
Phoebe le fusilla du regard alors qu’elle le croisait à nouveau sur le chemin de l’arrière-boutique pour aller poser son tablier et reprendre ses affaires. Elle se sentait sur le point d’exploser. Qu’est-ce qu’il croyait ? Que c’était si facile de changer de vie ? Pardon à elle d’essayer de s’améliorer ! Pile alors qu’elle entrevoyait enfin le début d’une nouvelle vie, le voilà qui débarquait pour tout gâcher !
Phoebe claqua la porte derrière elle avant de lancer son tablier contre le mur. Elle le replierait proprement dès qu’elle aurait réussi à empêcher ses larmes de couler.

Il y eu quelques coups à la porte. Probablement Matthias venu s’assurer qu’elle ne faisait pas les poches de quelques vêtements laissés là, se dit Phoebe. Elle ne répondit pas tout de suite. Il fallait qu’elle se calme. Qu’elle reprenne son souffle. Qu’elle se détende. Après qu’elle secondes, elle s’assura que ses joues étaient sèches avant d’entreprendre de plier son tablier, avant de permettre à Matthias de rentrer. Il ferma la porte derrière lui, mais Phoebe lui tourna le dos. Elle n’était pas sûre de pouvoir lui faire face tout en restant pleinement maîtresse de ses émotions.
-Qu’est-ce que tu viens faire ici Phoebe ?
-Le service. J’ai besoin d’argent. Répondit-elle sèchement.
Elle rangea proprement son tablier dans son sac et se retourna enfin vers lui. Elle affichait un regard agacé qui masquait maladroitement ses doutes et ses craintes. Que Phoebe ne parvienne plus à lui mentir en disait beaucoup.
Elle restait le plus loin possible de lui, dos au mur, les bras croisés. A les observer, on aurait presque pu croire que c’était lui qui lui avait fait du tort. C’était là que le bât blessait. C’était bel et bien Phoebe qui avait trompé Matthias. Pendant des mois. C’était elle qui l’avait blessé, et depuis, il ne s’était pas passé un jour sans qu’elle n’en ressente de cuisants remords. Devoir lui faire face aujourd’hui, c’était faire face à sa propre conscience, et Phoebe ne pensait pas pouvoir s’en sortir indemne. Trahir l’homme qu’elle était venue à aimer lui avait brisé le cœur, mais elle pouvait y survivre. S’entendre dire qu’elle avait mérité ce cœur brisé, c’était une agonie qu’elle avait du mal à supporter.
-J’espère que tu ne m’en voudras pas d’être prudent à ton égard. C’est normal.
Matthias ne la quittait pas du regard. Elle le soutint sans mot dire, et soudainement, Phoebe réalisa que son absence avait été une torture bien plus atroce. En fin de compte, elle préférait qu’il soit là. Même si ses yeux n’avaient plus que de la colère à son égard, au moins pouvait-elle s’y perdre encore un peu. Quelle chance avait-elle eu de se trouver précisément dans la même ville que lui, d’avoir trouvé un travail chez nulle autre que sa mère, de se retrouver de nouveau seule à seul dans une pièce avec lui. C’était inouï. Évidemment qu’il pensait que c’était un plan qu’elle avait entièrement manigancé. Elle soupira profondément en s’asseyant sur un des bancs du vestiaire.
-Ce n’est pas du tout ce que tu crois. Mais je comprends pourquoi tu le penses. Commença-t-elle en fixant ses mains qui trahissaient des meurtrissures d’angoisse, qu’elle entretenait à ce moment même. En fin de compte, quand on y réfléchit bien, c’est grâce à toi que je suis ici…
Oui, c’était lui qui l’avait laissée s’échapper avec une partie du trésor. Les yeux noisettes de Phoebe remontèrent sur lui, cette fois emprunts non plus de douleur, mais de gratitude.
-J’ai pu m’en sortir, grâce à toi. Moi et ma mère, on a pu s’en sortir. On ne doit plus rien à personne maintenant. Nous sommes libres. C’est pour ça que nous sommes venues ici. Pour pour recommencer à zéro. Je n’avais pas la moindre idée que tu vivais ici… Quand j’ai vu sur le contrat de travail ton nom de famille, j’ai vraiment été… Terrorisée ? Ravie ? Surprise.
Elle parlait en toute sincérité, mais elle pouvait s’entendre elle-même, et imaginait aisément comment quelqu’un la connaissant bien pouvait l’imaginer tisser ses mensonges comme une araignée une toile. Ce qu’elle ressentait en cet instant, combien de fois l’avait-elle feint ? Vulnérable, pénitente, docile… C’était un rôle qu’elle avait appris à jouer à la perfection. Même elle s’étonnait de voir à quel point la frontière était mince…
-Ecoute, reprit-il. je ne vais en aucun cas parler de notre rencontre à ma mère. J’espère que tu le feras de toi même.
Immédiatement, Phoebe sentit la peur l’étreindre de nouveau. Dire la vérité à Mme Gautreault ? Lui raconter comment elle avait dépouillé son fils de l’argent qui aurait du lui revenir ? Phoebe n’imaginait pas comment cela pourrait bien se finir. Elle pourrait la renvoyer. Ou pire, la dénoncer à la police. A sa place, c’est ce que Phoebe aurait fait… Elle ne pouvait pas se permettre d’aller en prison ! Laisser sa mère seule, après la mort de son père ? Pour combien de temps ? Et après. C’était si dûr pour les ex-détenus de retrouver un travail…
-Je suis désolée Matthias. Je ne peux pas… Et si elle me dénonce ?
Même sa propre mère ne savait pas le fin mot de l’histoire. Il y avait encore tellement de secrets que Phoebe gardait. Tellement de mensonges qu’elle se retrouvait à dire pour les protéger toutes les deux. C’était si étrange. Phoebe se savait libre, mais elle se sentait toujours aussi prisonnière...

Le vestiaire n’était pas bien grand, et avait l’air dénudé, comparé au reste de la brasserie. Quatre mur de béton, avec une simple lumière. Une pièce plus fonctionnelle qu’autre chose, faite pour qu’on y passe, pas qu’on y reste. Avec un peu d’imagination, Phoebe pouvait déjà s’y imaginer en prison, dans une cellule à peu de chose près semblable. Sans doute ce qu’elle méritait. Est-ce qu’alors, son sentiment de culpabilité disparaîtrait? Etait-ce qu’il fallait pour qu’elle en soit enfin libérée? Être emprisonnée?

Matthias reprit la parole, coupant les pensées de plus en plus sombres de la jeune femme. Miser sur le bon cœur des Gaudreault. Bien qu’incroyablement risqué, ce n’était pas complètement dépourvu de sens. Matthias lui avait déjà montré à quel point il était généreux, et Mme Gaudreault était ma femme qui l’avait élevé. Elle ne devait pas l’être moins que lui. Phoebe tourna son visage vers Matthias et lui fît un sourire hésitant. Matthias continua sur sa lancée, lui présentant en quoi être honnête était la meilleure des choses à faire, et continuer à se voiler la face la pire. Il était si convaincant. Phoebe aurait souhaité le connaître plus tôt. Bien plus tôt. A se demander ce que sa vie aurait été si elle l’avait connu avant. Elle acquiesça avec plus de détermination, et se hissa de nouveau sur ses pieds.

-Tu as raison. Ce sera l’occasion d’en parler à ma mère également. Elle ne m’a jamais demandé comment j’ai eu cet argent. Elle avait sans doute trop peur de la réponse… Elle n’avait peut-être pas tort… En tout cas, je me suis promise d’en finir avec les mensonges, et cette promesse ne vaut pas grand-chose si je ne m’y mets pas tout de suite.

Elle s’approcha de la porte, et de Matthias, qui se trouvait devant, s’arrêtant juste devant lui. Le visage de Phoebe s’était adoucit. Elle n’évitait plus le regard de Matthias, bien au contraire, semblait avoir le plus grand mal du monde à s’en détacher.

-Après tout, tout aurait été si différent si je t’avais dit la vérité depuis le début. Elle l’avait compris à l’instant où il l’avait laissée partir, elle qui avait été persuadée qu’il la dénoncerait. Elle se souvenait de la peur qui la tiraillait les premiers jours du voyage, la peur de risquer tout ce qu’elle avait perdre. Mais en un mot de Matthias, sa peur s’était envolée, et Phoebe avait eu la certitude de s’être trompée sur toute la ligne. Elle n’avait cessé de s’en mordre les doigts depuis, avait imaginé encore et encore toutes les choses qu’elle aurait fait différemment… Mais ce qui était fait était fait désormais. Elle ne pouvait plus revenir en arrière. Je suis désolée Matthias. J’ai appris ma leçon. Je ne te mentirai plus. Plus jamais.

-Peut-être que finalement les gens peuvent changer.

Ils le peuvent. J’en suis sûre.

Ces mots restèrent dans sa gorge, alors qu’elle ouvrait ses lèvres pour répondre, mais se ravisa. Qu’en savait-elle, au fond? Elle devait le prouver d’abord pour l’affirmer ensuite. Toutes ses meilleures intentions ne suffisaient pas si elle ne les transformait pas en action. Alors elle se ravisa, et se contenta de répéter simplement.

-Peut-être.

Le regard bas, plus modeste qu’elle ne l’avait jamais semblée, Phoebe contourna Matthias pour sortir du vestiaire.

Au lieu de quitter la brasserie comme elle l’aurait fait d’ordinaire, elle se glissa derrière le comptoir pour aider Madame Gaudreault avec les dernières tâches avant la fermeture, avant de lui demander le temps d’une discussion importante. Elle leur versa deux cafés et les deux femmes s’installèrent à une table. Plus d’une fois, Phoebe failli changer d’avis et inventer une excuse de toute pièce pouvant justifier le besoin de cette conversation. Mais aveux par aveux, elle parvint à tout confesser. Chaque phrase lui était plus difficile à dire que la précédente, et bientôt, Phoebe parlait davantage à sa tasse qu’à la mère de Matthias tant elle évitait son regard.

Lorsqu’elle eut fini, Phoebe retint sa respiration. Son esprit lui jouait à une vitesse ahurissante mille-et-une façons dont Mme Gaudreault pourrait réagir. “Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt?” “Je ne peux plus continuer à t’embaucher, désolée.” “Sors d’ici, voleuse!”

-Vous vous ressemblez décidément beaucoup, toi et Matthias.

Surprise, Phoebe releva les yeux vers sa patronne, qui lui souriait d’un air doux et maternel.

-Vous feriez tout pour vos mères.

Et soudainement, Phoebe sentit ses épaules se libérer d’un poids qu’elle ne savait même pas qu’elle portait.

-Je te vois demain pour le premier service? poursuivit la mère de Matthias.

N’en croyant pas ses oreilles, Phoebe acquiesça pourtant et lui murmura un dernier mais sincère “Merci” avant de s’en aller.